
Jouer avec la gravité : approche sociologique plurielle de l’engagement dans des sports dangereux
Guillaume Routier et Bastien Soulé
À travers les cas de l’alpinisme, de l’escalade, du parachutisme et du saut à l’élastique, regroupés sous l’appellation « sports de gravité », cet article s’attache à saisir les motifs déclarés d’acceptation des dangers que génèrent ces activités.
Ecrit par Guillaume Routier et Bastien Soulé, sociologues, et s'appuyant sur les travaux d'un nombre importants de réflexions par d'autres sociologues, il propose une définition voire redéfinition du terme de sport « à risque », en met en avant une pluralité explicative de cet engagement corporel, développée au long de l'article. Les deux sociologues ont pour cela effectué une série d'entretiens au près des pratiquants afin de comprendre leur motivation et leur démarche.
Les sociologues restent réservés quant à l'emploi du mot « risque » pour définir ces sports, en commençant par faire la différentiation entre risque et danger. En effet, la notion de risque semble plus subjective, comme une construction de l'esprit, là où le danger se caractérise par des conjonctions de facteurs entraînant un ensemble de menaces potentielles.
Ainsi, nos sports extrêmes seraient d'une part empreints d'un réel danger potentiel, mais pas pour autant risqués car par cette différenciation des deux termes, seuls les acteurs peuvent permettre de déceler les principes définitionnels du risque de leurs activités. Le risque, tel qu’il est vécu et ressenti, occupe donc une place de première importance.
Mais d'autres auteurs conservent une autre vision de la chose, nous rappelant que malgré une notion subjective du risque, les sports extrêmes mettent pour la plupart réellement en jeu la vie des participants. Mais là encore, l'évolution des techniques et de la sécurité peuvent nous amener à reconsidérer la chose.
En fait, le processus de catégorisation des pratiques « à risque » se base sur la gravité des écueils corporels envisageables.
Ainsi, pour ce qui est des quatre activités étudiées, recourir à la notion de « sport à risque » sans approximation conceptuelle ou assimilation abusive se révèle particulièrement délicat. C’est pourquoi Guillaume Routier et Bastien Soulé proposent, dans le cadre de cet article, de regrouper ces activités sous l’appellation « sports de gravité » - terme qui nous a séduit par sa pertinence et que nous avons repris dans notre sujet - en soulignant la double signification du terme : la gravité dont il est question doit être comprise à la fois comme ce phénomène physique, potentiellement dangereux, d’attraction du corps vers la terre, mais aussi en tant que mesure, objective et/ou subjective, de l’impact généré, le cas échéant.
Par cet article, le but est d'essayer de comprendre et d'analyser des formes de motivation, d'engouement pour ces sports de gravité. Cherchant à analyser les comportements des participants, les sociologues ont été confrontés à une pluralité explicative de fait. En effet, différentes manières de penser et construire l’engagement corporel dans un sport de gravité, irréductibles les unes aux autres, se côtoient.
Une analyse principale avance une forme de liberté par la pratique, une liberté qui cherche à fuir les règles et codes de la société pour trouver refuge dans une activité « de l'extrême » : d’une certaine manière étouffé, l’individu chercherait des obstacles pour retrouver une plénitude menacée par une vie sans surprise. On serait donc dans une enclave de déroutinisation socialement admise, dont « la fonction est de fournir un degré d’insécurité, de satisfaire l’attente de quelque chose d’imprévu ainsi que le risque, la tension, la montée d’angoisse qui vont de pair ». L’incertitude et l’intensité de l’engagement viennent ainsi tempérer le calme plat d’existences sans surprises. En éprouvant sa capacité à dominer la peur et à garder la maîtrise de situations périlleuses, le pratiquant accéderait à un sentiment de réalisation de soi. Et même avec l'évolution de la securité, cela entraine paradoxalement une insecurité volontaire, toujours dans cette volonté de « pimenter » sa vie.
C'est donc ce jeu avec le risque, parfois même avec la mort, mais toujours avec une certaine prudence, qui semble séduire les sportifs de l'extrême. En Base Jump, ce jeu se manifeste « au point d’envol, dans les figures réalisées en chute libre, et au moment de l’ouverture, retardée le plus possible, mais en se tenant toujours en deçà du seuil critique ».
Cette mise en danger de soi constitue une expérience émotionnelle tellement forte qu'elle est parfois comparée à une drogue, ou à l'expérience sexuelle pour certains interviewés. D’une certaine manière, l’intensité du vécu sensitif et les moments d’extase procurés par les sports de gravité s’apparentent à une mise en transe. Les pratiquants deviennent alors parfois même « accro » à la pratique de leurs activités.
Et c'est dans cette quête de limite et de liberté qu'on retrouve une pluralité explicative, divisée en trois facteurs : intra-individuel, interinividuel et exo-individuel.
Les facteurs intra-individuel d'engagement sont des facteurs d’acceptation du danger, que les pratiquants mettent le plus souvent en avant, à travers l’accent porté sur la souveraineté de leurs décisions et/ou la maîtrise de leur engagement. C'est entre émotions fortes, fusion et contemplation qu'ils s'exposent pour mieux se connaître et sont amenés à progresser et performer.
Les facteurs interindividuels d'engagement constituent l’ensemble des motifs sociaux d’acceptation du danger renvoyant aux relations interpersonnelles et aux liens unissant les pratiquants. Ces résultats mettent en avant le besoin de partage des expériences vécues, prouvant que l’engagement (qui prend généralement forme au sein de collectifs) est rarement exclusivement centré sur l’individu. Les motifs intra-individuels s’avèrent ainsi peu explicatifs s’ils ne sont pas également questionnés collectivement.
C'est dans la volonté de déroutiniser son existence et de se différencier par son engagement qu'apparaissent les facteurs exo-individuels d'engagement. En effet, si, comme l’évoquent les facteurs interindividuels mis en évidence ci-dessus, l’acceptation des dangers sportifs ne saurait être cloisonnée de la dynamique spécifique aux groupes de pratiquants, la société dans laquelle nous vivons nous impose également ses codes et déterminismes. Sans pour autant être envisagées comme toutes-puissantes, ces influences sociétales ne peuvent être ignorées.
En conclusion de leur article, Guillaume Routier et Bastien Soulé attirent l'attention sur leur approche sociologique de l'engagement corporel dans le sport extrême, en soulignant le soin pris pour rendre justice aux propos des interviewés, accorder une égale importance à chaque aspect de leur récit, sans chercher à les faire entrer à tout prix dans une armature théorique préétablie, éventuellement déformante à l’excès.
Tout au long de cet article, les risques corporels ont été appréhendés non comme une fin en soi, mais comme un passage permettant l’atteinte d’états ou de gains de divers ordres. Il convient donc de préciser que sur un plan identitaire, notamment, ce n’est pas véritablement la confrontation au risque qui permet de se révéler ou de se valoriser. Ainsi, les sociologues se sont davantage intéressés aux raisons pour lesquelles le danger est accepté, qu’aux motifs pour lesquels des risques abstraits seraient pris.
Dans la pluralité explicative de fait mise en avant dans l'article, ce sont les facteurs intra-individuels d'engagement qui dominent. Cela représente en fin de compte peut-être le reflet de la réalité. Les deux sociologues justifient ici cette domination par un formatage idéologique et médiatique : les connotations positives du risque véhiculées par les médias et la communication publicitaire renvoient en effet à cette quête de sensations, ainsi qu’à l’idéologie du recul des limites et du dépassement de soi. Le risque sportif serait-il devenu un produit de consommation ayant pour but de se surpasser et d'atteindre un état libéré d'un mode de vie de routinisation ?
Les sociologues tirent ainsi une conclusion à leur réflexion : au final, l’engagement dans un sport de gravité, et plus largement dans ce que l’on nomme les « sports à risque », apparaît bel et bien comme un phénomène multi-causal qui doit pousser le sociologue à adapter ses outils théoriques.
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