
Sociologie de l'engagement corporel, risques sportifs et pratiques ''extrêmes'' dans la société contemporaine
Bastien Soulé et Jean Corneloup, Paris, Armand Colin, 2007
La sociologie de l’engagement corporel vise à analyser « les diverses formes d’exposition sportive au danger », qu’il s’agisse de « défier la gravité, se mesurer aux éléments naturels mettre sa résistance à l’épreuve, […], fréquenter des environnements hostiles… » (Soulé & Corneloup p. 41) : il s'agit de « comprendre la place occupée par l’exposition corporelle au danger dans les pratiques sportives contemporaines » (Soulé & Corneloup p. 9).
La notion d’« engagement corporel » peut servir à décrire des pratiques très diverses : il peut s’agir de « jeu avec la gravité, de vitesse, de dopage, de violence physique, de mise à l’épreuve de sa résistance, d’exposition à la « casse sportive », ou encore de confrontation à des environnements et/ou des conditions météorologiques hostiles » (Soulé & Corneloup p. 181). Ces pratiques ont en commun le fait que le sportif "met en suspens son intégrité physique" (Soulé & Corneloup p. 11), c'est-à-dire qu'il met sa vie en danger.
Il existe plusieurs théories explicatives du risque sportif en sociologie : elles apportent toutes un éclairage différent et il est intéressant de les combiner plutôt que d’en choisir une seule.
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Selon le courant interactionniste, le fonctionnement de la société s’explique par les interactions entre les individus : ceux-ci jouent en permanence des rôles et leurs actions s’expliquent par le fait qu’ils se soucient de l’image qu’ils renvoient aux autres. Dans cette perspective, la pratique sportive constitue un excellent moyen de renvoyer une certaine image de soi, notamment à travers le choix du sport pratiqué.
Ainsi, la pratique (maîtrisée) de sports à risque permet de déclencher l’admiration chez les autres : on note ainsi parfois une certaine « recherche de mise en spectacle, de théâtralisation » (Soulé & Corneloup p. 104).
En réalisant des exploits et en montrant leur audace, plusieurs sportifs se forgent une identité et peuvent même accéder à une certaine popularité.
La pratique de sports à risque permet aussi de se différencier du sportif ordinaire, de « se démarquer des « simples touristes » et d’être reconnu par les sportifs de sa communauté sportive : par exemple, « au sein de la communauté des véliplanchistes, la crédibilité s’acquiert essentiellement en surpassant les autres pratiquants » (Soulé & Corneloup p. 109).
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Selon la théorie fonctionnaliste, les pratiques sportives à risques ont une fonction sociale particulière, que les sociologues essaient d’identifier.
Selon certains, la recherche du risque par la pratique de sports extrêmes est une façon pour certaines personnes d’affirmer leur existence et leur liberté, de donner un sens à leur vie dans les sociétés occidentales modernes qui ont perdu leurs valeurs et leurs repères d’antan (morale, religion, autorité, rites sociaux comme le service militaire, etc.). C’est pour cela sans doute que ces sports sont essentiellement pratiqués par les jeunes, en quête d’identité à travers ces sortes de « rituels initiatiques » qui marquent la transgression de limites et d’interdits (Soulé & Corneloup p.58).
La prise de risques peut aussi être une façon de s’opposer à la volonté de tout sécuriser qui caractérise les sociétés occidentales modernes où tout est contrôlé : « Le goût du danger émerge sur le fond d’une société crispée sur une volonté de sécurité » (Soulé & Corneloup p. 64). Pratiquer un sport à risque permet aussi de briser la routine quotidienne, de se libérer du poids des contraintes et des obligations sociales, de « se sentir en liberté, se mettre au défi, transgresser les règles et s’extraire des carcans sociaux habituels » (Soulé & Corneloup p. 65) : les sociologues parlent dans ce cas de « déroutinisation ».
En résumé, la pratique des sports extrêmes a une réelle utilité sociale : « la confrontation au risque constitue une épreuve identitaire ou une « respiration » nécessaires au maintien de l’équilibre interne de nos sociétés » (Soulé & Corneloup p. 66).
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Selon la théorie déterministe, certaines caractéristiques socio-démographiques et socio-culturelles prédisposent certains individus à pratiquer des sports à risque (sans qu’ils en soient forcément conscients) : des enquêtes sociologiques ont par exemple montré que les pratiquants de ce type de sports sont le plus souvent jeunes, de sexe masculin, cadres supérieurs et souvent ingénieurs. Les célibataires sont aussi plus aptes à pratiquer ces sports que les chargés de famille, tout comme les enfants de famille nombreuse qui ont eu du mal à trouver leur place au sein d’une fratrie nombreuse (Soulé & Corneloup p.46-47).
Certains sociologues ont ainsi montré que les aventuriers de l’extrême choisissaient ces pratiques pour gagner l’estime des autres car ils avaient manqué d’affection et d’attention de la part de leur famille pendant leur enfance : « Il s’agit alors de plaire et d’impressionner à tout prix, de chercher la reconnaissance dans le regard des autres pour combler un vide » (Soulé & Corneloup p. 49).
Toujours selon la théorie déterministe, certaines évolutions technologiques ont aussi favorisé la pratique de sports extrêmes : par exemple, le développement de la téléphonie mobile ayant facilité la communication avec les secours, certains pratiquants se sont engagés plus facilement sur des terrains risqués ; la navigation sur des rivières extrêmes a été rendue possible par la création de matériaux à la fois solides et souples comme le polyéthylène ; l’innovation technologique dans le matériel d’alpinisme et d’escalade a rendu possible le franchissement de terrains et de reliefs autrefois infranchissables.
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Selon l’approche post-moderne, les individus n’ayant plus de repères dans la société (religion, famille, institutions), chaque individu crée son identité à partir d’« expériences émotionnelles, sentimentales et sensorielles » particulières (Soulé & Corneloup p. 113) : c’est la recherche de sensations et d’émotions qui motive la pratique des sports extrêmes.
Certaines personnes n'arrivent pas à s'intégrer dans notre société qui valorise trop la sécurité : elles essaient tant bien que mal de se retrouver dans un autre environnement et pour cela, elles expérimentent de nouvelles choses. Chez les adolescents sportifs par exemple, les sociologues ont noté un changement : « la sensation aurait remplacé la prestation (au sens de score, mesure et performance comparée), notamment du fait d’un besoin fondamental d’expression individualisée, de spontanéité, de vertige et de perte momentanée des repères communs » (Soulé & Corneloup p. 115).
En résumé, les sensations sont désormais plus importantes que les performances sportives, d’où la pratique de sports à risque. Comme le dit un jeune pratiquant de VTT (Soulé & Corneloup p. 116) :
« C’est génial de prendre des risques…On s’éclate […] On recherche surtout les sensations…J’me sens tout drôle, j’ai envie de recommencer »
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Selon l’approche individualiste, chaque individu est un être rationnel qui fait des choix en fonction des bénéfices qu’il peut en tirer.
Dans cette perspective, l’engagement corporel risqué peut être interprété comme une façon de « garder le contrôle de soi », de « faire preuve d’aplomb », de contrôler ses émotions : « cette maîtrise de soi renvoie à des capacités personnelles cruciales pour faire face au danger » (Soulé & Corneloup p. 95).
A propos des coureurs qui se lancent dans le marathon des Sables par exemple : « Le participant ne cherche pas à se confronter symboliquement avec la mort, mais au contraire, en essayant de réduire les incertitudes (préparation intensive, hygiène de vie stricte, sélection réfléchie du matériel…), il montre ses capacités à prendre en main son destin. […] Alliant résistance physique et solidité mentale, le coureur met ainsi en avant ses qualités corporelles, mentales et morales » (Soulé & Corneloup p. 96).
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Selon la théorie structuraliste, les groupes humains (classes supérieures, intermédiaires et populaires ; hommes/femmes ; jeunes/moins jeunes) cherchent en permanence à se comparer les uns aux autres et à se différencier les uns des autres. La pratique sportive constitue une excellente façon de se distinguer.
Par exemple, les activités de nature sont favorisées par les classes supérieures et intermédiaires. On distingue, dans cette catégorie, deux sous-ensembles (Soulé & Corneloup p. 72) :
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Dans les classes économiquement aisées (« les bourgeois »), les sports motorisés (quad, jet ski, ski héliporté…) sont préférés car ils permettent d’affronter le risque tout en affichant une certaine aisance financière.
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Par opposition, les classes supérieures « intellectuelles » s’opposent à cet étalage matériel et préfèrent les pratiques qui les mettent « directement aux prises avec l’environnement naturel » : il y a chez eux une certaine noblesse, un certain prestige, à affronter directement la nature.
Enfin, les sports à risques sont utilisés par des personnes issues de milieux sociaux défavorisés comme une façon « d’échapper à un destin social mal maîtrisé » et de s’échapper de leur monde : elles prennent alors des risques très importants dans le but d’être visibles et de se distinguer de la classe sociale à laquelle elles appartiennent.
La pratique sportive à risque est aussi un moyen de se différencier et de s’affirmer en tant qu’homme (par opposition aux femmes), ou encore en tant que jeunes, par opposition « aux modèles de comportement adulte et « responsables » (Soulé & Corneloup p. 76-79).
Des réflexions pour conclure
Aucune de ces approches sociologiques n’explique à elle seule complètement la pratique des sports à risque, mais en fonction des pratiquants et du contexte de leurs pratiques, l’une ou l’autre approche, ou plusieurs approches combinées, peuvent permettre de mieux comprendre ce qui les motive à s’exposer ainsi au danger. Les auteurs du livre proposent de « croiser » plutôt que « d’opposer » ces théories (Soulé & Corneloup p. 119) : ils appellent leur approche le « complémentarisme » (selon eux, ces théories sont complémentaires).
On s’aperçoit ainsi que selon toutes ces approches, les pratiques sportives extrêmes « ont à voir avec l’identité : la confrontation au danger est au service de la construction identitaire du pratiquant, tout en constituant un support de communication identitaire » (Soulé & Corneloup p. 122), c’est-à-dire qu’elle permet au pratiquant à la fois de construire son identité et de la montrer aux autres.
Ces pratiques ont aussi en commun le fait qu’« elles dépassent ce qui est considéré comme raisonnable aux yeux du plus grand nombre, allant à l’encontre de ce que la norme sociale tend à imposer » (Soulé & Corneloup p. 182). De ce fait, elles « fascinent et elles inspirent », comme le montre leur succès médiatique.
Mais au-delà de l’individu, ces pratiques ont un impact sur la société toute entière, ne serait-ce qu’à travers l’organisation de secours qu’elles rendent nécessaire en cas d’accident, en montagne et en mer notamment. Elles posent plus largement des questions en lien avec « la prévention, la régulation des comportements, l’organisation des secours » (Soulé & Corneloup p. 13).
Chaque société décide ce qui est considéré comme raisonnable et acceptable socialement et qui « fournit des repères rassurants » (ce qui est autorisé) et ce qui est déraisonnable et dépasse les limites (ce qui est interdit). La pratique des sports extrêmes a fait bouger les lignes entre ces deux pôles : des « pratiques encore considérées comme réservées aux « candidats au suicide » il y a trente ans (vol libre, glisse hors-piste, VTT de descente, etc.) » se sont en effet banalisées et ne sont plus considérées comme déraisonnables (Soulé & Corneloup p. 182). On peut donc se demander aujourd’hui quels seront les sports extrêmes de demain et jusqu’où les limites du risque et de la gravité seront repoussées…
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